Le récente initiative visant à l'interdiction du port de la burqa dans l'espace publique pose une fois de plus la question de la frontière entre liberté individuelle et communautarisme. Les uns voyant dans cette interdiction une ingérence de l'État dans la sphère privée, les autres un rempart contre le communautarisme.
Si je décide de me promener avec un entonnoir sur la tête, 98% des personnes croisées penseront que je suis folle, 1% que j'ai fait un pari ou écopé d'un gage à la suite d'une quelconque fête étudiante, et 1% encore - les anciens lecteurs de Charlie Hebdo du temps où il était encore drôle et subversif - que je marque ainsi mon attachement à la secte des nostalgiques de Michel Debré. De même si un homme déambule avec la Google jacket, une grande majorité de passants vont se retourner se demandant si les martiens n'ont pas débarqué, quelques uns auront peur du mauvais coup que forcément prépare un homme qui se cache ainsi, et une petite poignée sauront qu'ils viennent de croiser là un adepte de la marque britannique Carter. L'habit ne fait pas le moine et pourtant chacun va analyser selon son propre schéma et ses propres connaissances l'accoutrement de celui qui sort de l'ordinaire. Certains y verront un choix personnel qui n'affirme rien d'autre que le désir de se montrer sous cette forme là, d'autres y verront la revendication à une appartenance identitaire, voire une provocation contre la république : leur apparence sera chargée de sens alors que d'autres ne le seront pas.
Alors, on peut se poser la question : être républicain est-ce forcer chacun à se fondre dans la foule ? Est-ce exiger une uniformisation qui gomme les différences par la crainte que telle ou telle particularité ne soit pas un choix individuel mais le signe d'une appartenance à un groupe ? Ce signe est-il incompatible avec l'idéal républicain, faisant ainsi de la Chine du costume Mao la meilleure des républiques ? Ou la diversité est-elle acceptable, mais à la seule condition d'être tellement multiple que chacun n'est plus qu'un pixel qui se fond et se confond dans la nuance résultante ? Est-elle acceptable qu'à la condition qu'elle ne représente rien, et dans le nombre et dans le sens ?
En cette époque de mise en avant de l'hédonisme, du culte du soi, des coaching en tous genres pour l'épanouissement personnel, où la nécessité la plus grande semble être sa propre réalisation, il est étonnant de voir ressurgir périodiquement ces soubresauts craintifs à destination de ceux-ci mais pas de ceux-là, comme s'il fallait soudain se prémunir d'on ne sait quelle fronde : soyez vous-mêmes, mais ne soyez que vous-mêmes, petits individus isolés et donc inoffensifs. Toute représentation d'appartenance à certains groupes devient dangereux : l'union fait la force, restez donc seuls. L'on sait bien pourtant que les membres des groupes les plus puissants ne s'affichent pas en tant que tels : avez-vous déjà vu les adeptes de certaines sociétés secrètes influentes sortir avec leur burqa ?
Il y a donc les communautés dont le pouvoir réside justement dans leur discrétion et dans la difficulté qu'il y a à y entrer. Et il y a les communautés dont on craint l'expansion par une trop grande visibilité qui ferait tache d'huile. Le problème n'est donc pas d'appartenir à une communauté, mais de le montrer : certains ne le veulent pas alors qu'il serait pourtant souhaitable au nom même de la république qu'ils le fassent, d'autres le veulent et en ont le droit, d'autres ne l'auront pas. Nous sommes dans le règne de la République hypocrite : on peut être mais il ne faut point paraître si ce paraître là ne sied pas à l'humeur ambiante. Montrer son appartenance à la communauté homosexuelle ce n'est pas du communautarisme et je suis d'accord avec cela. Pourtant voir des hommes qui s'embrassent dans la rue ça ne fait pas partie de nos traditions – voir un couple hétéro faire de même l'est à peine plus ! On nous a demandé de nous adapter, d'habituer nos yeux et nos esprits. Alors pourquoi ne nous demande-t-on pas la même chose pour la burqa ? Parce que le problème en vérité ce n'est pas le communautarisme. Le problème c'est qu'on veut nous faire accepter certaines orientations de notre société et nous en faire refuser d'autres. C'est qu'on veut bien malmener nos traditions à condition que ce soit pour aller dans un sens et pas dans un autre. Et ce sens ce n'est pas celui du respect de notre tradition « européenne, blanche et de tradition judéo-helleno-chrétienne ». C'est celle du grand mouvement vers l'accomplissement d'un monde libéral-libertaire qui ne sera régi que par la loi du marché, lui-même piloté par la publicité.
La République c'est la soumission de tous à une même loi. Encore faut-il que chacun y soit soumis de la même manière et qu'on ne fasse pas de lois particulières visant tel ou tel groupe parce qu'il dérange ceux qui ont le pouvoir de rédiger ces lois. Lutter contre le communautarisme ce n'est pas lutter contre les communautés : c'est refuser que des communautés soumettent les autres à leurs lois ou qu'elles s'extraient de la loi commune. Demander des horaires de non-mixité aux piscines municipales c'est imposer aux hommes de ne pouvoir s'y rendre alors que ces piscines sont publiques et donc par essence au service de tous. Mais porter une burqa ne contrevient à aucune loi commune, et il serait quand même bien loin de l'esprit républicain de créer une loi particulière pour certains au prétexte de lutter contre les communautarismes, c'est à dire de lutter contre ceux qui voudraient imposer aux autres des lois particulières !